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 L' EXODE QUI ME MARQUERA LONGTEMPS

ou

LES EXPULSES DU NIGERIA

 

 Déjà hier, samedi 28 janvier 1983, peu avant la frontière togolaise, le chauffeur du taxi- brousse s'était arrêté au bord de la route pour laisser passer quelques camions surchargés  d'hommes. A la frontière Haute Volta/ Togo nous avions été mêlés durant les formalités au premier convoi d'expulsés du Nigeria. " Des bandits, des voleurs! " nous diront nos compagnons de voyage africains pour qualifier leurs congénères du Mali, du Ghana, du Niger, de la Haute- Volta, etc... vidés du Nigeria pour cause d'insécurité d'après le pouvoir en place là- bas.

 Les expulsés étaient entassés dans les camions et mini- bus, ou groupés autour des véhicules comme des bêtes que l' on va emmener pour la transhumance, parqués, sans hygiène, attendant que tous les contrôles administratifs soient effectués. On nous avait même dit  qu'ils étaient contrôlés et accompagnés par l'armée tout au long de leur route pour éviter qu'ils ne s'égarent dans la nature! Il se racontait aussi qu'ils auraient des difficultés à rentrer dans leur pays d'origine, certains ayant quitté leur terre natale pour aller faire des courses au Nigeria avec l'argent de la famille sans en être revenus....

 Ce dimanche 29 janvier, en pleine nuit, nous tentons donc de quitter Lomé en taxi et nous enfonçons dans l'obscurité pour rejoindre Cotonou. A quelques kilomètres de la sortie de la ville nous apparaît une chose effarante: de chaque côté de la route, dans la lumière des phares tamisée par la poussière du bitume défoncé, une cohorte de réfugiés de tous âges marche en ruban ininterrompu, au risque de se faire écraser par les véhicules de plus en plus nombreux qui charrient les plus fortunés des exilés. Il est quatre heures du matin; la plupart de ces ombres dans la nuit ont le même point commun: un fardeau sur la tête. Des femmes, des enfants, des hommes. Une famille marche dans la  poussière; l'enfant a sans doute trois ans; il est certes tenu par la main mais fait  ses petits pas sur le macadam, à l'endroit le plus risqué. Nous remontons à contre- courant ces silhouettes emplies de  poussière jusqu'à quelques centaines de mètres de la frontière Togo/ Bénin; un militaire fait signe au taxi de rebrousser chemin; on ne peut passer. Le chauffeur range son taxi sur une contre-allée. La route est envahie de réfugiés; camions, voitures, mini- bus grouillent sur les talus.

nig18.jpg (54379 octets)Photo Eco-magazine, janvier 1983    

nig21.jpg (41761 octets)Photo Le Matin,

01/01/83

Nous laissons là notre taximan et les femmes qu'il s'est employé à trouver pour porter nos bagages alors que nous ne lui avions rien demandé. Nous prenons sacs et valises et nous enfonçons dans la foule qui vient contre nous; les lumières du poste- frontière sont visibles; nous n'en aurons pas pour longtemps à trouver un autre taxi. En fait la distance qui nous sépare du poste est plus importante que ce que nous avions évalué. Nous arrivons enfin à la frontière d'Hilakondji que l'on ne peut franchir à cette heure trop matinale que par un étroit passage en chicane; il nous faut attendre que le défilé incessant des réfugiés diminue pour nous infiltrer. Enfin, le poste de police togolais!

Des bancs sont installés devant deux tables pour recevoir les "clients"dans une salle de plein air. Des militaires dorment allongés sur d'autres tables; un homme en treillis, plus gros que les autres, est assis à sa place de contrôle mais ne contrôle plus rien: il dort paisiblement. C'est un jeune en uniforme qui nous fait asseoir pour les formalités et nous affirme qu'on pourra trouver un taxi une fois passée la frontière béninoise. Durant le remplissage de questionnaire  et l' examen des papiers je regarde à l'extérieur les abords du poste de police car je devine une foule dont le nombre est inestimable; les gens ont allumé des feux; j'aperçois deux ou trois tentes de la Croix- Rouge, ce seront d'ailleurs les seuls éléments que nous aurons vus qui ressemblent à une présence d'aide humanitaire. Dehors c'est un moutonnement de têtes, un brouhaha indescriptible, un ronronnement de voix. Nous reprenons nos bagages pour traverser tant bien que mal la foule entassée dans le no man' s land entre les deux frontières.

Plusieurs centaines de mètres plus loin un nouveau poste, béninois cette fois, toujours précédé d'une chicane presque infranchissable tant la foule est dense. Nous nous asseyons à nouveau face aux tables de contrôle; les militaires ne s'occupent vraiment de nous qu' après de longues minutes d'attente. Il est six heures. On nous annonce la possibilité de prendre un taxi à un kilomètre de là. Nous décollons à nouveau  nos sacs qui commencent à peser et nous enfonçons dans un flot de piétons qui viennent sur nous et, avec un front de deux ou trois rangées de véhicules, occupent toute la largeur de la route ainsi que les bas- côtés sablonneux.

nig14.jpg (63137 octets)

Photo Paris- Match

du          11/02/83   

nig19.jpg (33886 octets)Photo Eco-

magazine,

janvier 1983 

Commencent alors à fuser les mêmes mots qui nous poursuivront jusqu'au bout de ce triste cortège: "Yovo- Yovo" , à traduire par : " Blanc". Nous sommes effectivement Paul, Béatrice et moi trois "yovos" à partir en direction de Cotonou avec un Ibrahim apparemment gêné par les cris de ces "bandits" à notre égard. Pas de menace particulière sinon pour certains l'envie de toucher le blanc. L'un d'eux nous fera comprendre de façon humoristique que nous devrions être en taxi et non à pied (normal pour un blanc, non? !). De toute façon où trouver un taxi qui pourrait se glisser dans cette marée humaine et ce convoi métallique? Des réfugiés dorment assis sur la route, couchés au sol sur des feuillages, sous les camions, à l'intérieur des véhicules, juchés sur les bagages ou debout, appuyés sur les capots des voitures. De temps à autre un feu ou des lampes à pétroles éclairent des groupes. Nous glissons par secousses entre des murailles de camions dont le chargement de ballots ou de passagers culmine à 3 ou 4 mètres au- dessus du sol; les pare- chocs sont parfois tellement rapprochés entre deux files qu'il nous faut changer de rangée  pour poursuivre notre marche forcée. Lorsque les sacs se font trop lourds nous nous arrêtons pour souffler un peu et scrutons l'horizon du convoi pour n'apercevoir toujours qu' une masse de camions avec leurs chargements humains . Sur la route il y a des femmes mais les hommes sont majoritaires: ils marchent en direction de Lomé, portant sur la tête leurs valises, des coussins, des matelas, des sommiers métalliques, des machines à coudre à pédale, d'énormes cartons mal ficelés; certains semblent être à la recherche de quelqu' un.

Progressivement la lune disparaît pour laisser place à l'aube. Nous n'avons rien dans le ventre depuis hier soir onze heures. Il n'est pourtant pas question de sortir la bouteille de soda et le paquet de biscuits restants dans cette foule affamée; j'aurais eu honte et comment auraient réagi les expulsés? Nous reprenons force, assis sur nos sacs. A cinquante mètres de nous, au milieu du sable et des palmiers clairsemés qui longent la côte, un engin militaire transporte une vingtaine de soldats qui ratissent à coups de projecteurs et de sifflets tous les égarés soupçonnés de vouloir fuir le convoi; ces derniers sont rabattus en direction de la route. Aux abords de la voie goudronnée quelques cabanes ont été improvisées (voilà trois jours qu' "ils" sont bloqués là!). A certains endroits un amas d'objets hétéroclites, de mobilier sommaire et de bagages attendent. Les gens urinent à découvert dans une nature peuplée d'êtres errants.

Au bout de quelques kilomètres nous trouvons des voitures tournées en direction de Cotonou, mais elles ont soit un pneu éclaté, soit les vitres brisées, soit point de chauffeur. Il nous faut continuer à marcher sur des lits de feuilles de palmiers, lits d'une nuit. Avec le jour la faim naît chez les réfugiés: les cocotiers sont assaillis et les hommes font éclater les noix de coco en les frappant en tous sens sur le macadam.

nig17.jpg (58429 octets)Photo Eco-magazine, janvier 1983

 C'est progressivement un concert de chocs qui vont en s'amplifiant; la route est vite jonchée de coquilles de noix; la lumière de l'aube expose un tapis de détritus sur la route. A l'infini nous continuons à distinguer des files de véhicules de transport entassés sur deux ou trois files selon les endroits. Maintenant des mini- bus réussissent à passer sur le bas- coté en direction de Lomé pour venir finalement s'immobiliser dans le goulot d'étranglement de ce gigantesque entonnoir.

Il est huit heures et demie lorsqu' enfin nous apercevons une voiture bleu ciel qui arrive dans notre dos. D'où sort- elle? Comment a-t-elle pu passer? Un mystère que seul le chauffeur (un grand dégingandé avec un bob sur la tête) connaît! Nous l'arrêtons et négocions le prix du transport jusqu'à Cotonou: 2000 Francs par personne. Est- ce trop?... Ce n'est pas le moment de faire la fine bouche! Nous nous entassons dans le taxi tant attendu. Il démarre et se fraie un chemin à coups de klaxon, roule sur le bas- côté seul utilisable. Soudain le passage se resserre; le chauffeur réussit à se frayer un chemin mais roule sur le pied d'un exilé; on entend des cris; arrêt de la voiture; deux ou trois jeunes hommes prennent le chauffeur à partie et essayent de le frapper, d'attraper la sacoche pendue à son cou; celui- ci se dégage d'un geste et pendant que les hommes en appellent d'autres à la rescousse notre chauffeur démarre en trombe au risque d'écraser d'autres personnes; nous nous faufilons dans le dédale des camions. Nous traversons enfin un premier village marquant la fin du bouchon de la frontière d'Hilakondji. La terrible nuit est derrière nous.

Ibrahim nous persuade encore que tous ces gens sont des voleurs et des bandits: togolais, voltaïques, maliens et surtout ghanéens. Le long de notre route, en direction de Cotonou, nous croisons quelques véhicules se dirigeant vers le goulot d'étranglement, mais surtout des voitures ou mini- bus qui n'ont pu continuer: ils sont en panne et leurs passagers attendent un hypothétique dépannage sur le bord de la route. Après avoir déposé Béatrice à  Ouidah nous arrivons enfin à destination dans la ville de Cotonou vers 10 heures; nous laissons Ibrahim en face de l'école des cheminots pour nous rendre dans le quartier d'Akpakpa où nous séjournerons durant trois semaines.

exod20.jpg (64835 octets)Photo B.   Michel     

nig12.jpg (32497 octets)Photo Paris- Match du 11/02/83

Thérèse et Pascale, deux religieuses de Cotonou, me parlent de l'exode un peu plus tard dans la journée: il y aurait 2 millions de personnes à évacuer du Nigeria. Les femmes accouchent en cours de route me dit l'une d'elle; vers la frontière togolaise  il y a eu une cinquantaine de naissances dans le sable, à quelques mètres de la route. Pendant que nous mangeons nous entendons et voyons passer les convois de réfugiés; les hommes chantent juchés au sommet des camions, les titans, pour se donner du courage dit- on.

 Copyright © janvier 2002 Bernard MICHEL

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